L’art de la déduction,
C’était au cours de ma dernière année d’enseignement. J’allais bientôt prendre ma retraite. Voilà trente ans que j’exerçais au Collège de la Rivière Salée. J’étais déjà présent à l’ouverture du Collège en mars 1976, et il m’arrivait de raconter aux nouveaux de 6e, qu’un jour, je m’étais mis à l’emplacement de la salle 122 et que l’on avait construit le collège autour de moi.
C’est dire que j’y avais vu passé deux générations d’élèves et la majorité de mes derniers collégiens étaient les enfants de mes premiers. C’est dire que j’en avais vu des fautes, des erreurs, des oublis et que j’en avais entendu des profs se gausser des perles innombrables qu’ils rencontraient. J’ai dû moi aussi, en salle des profs ou en salle de corrections d’examens, mêler ma voix au concert des rires et des moqueries, mais je n’aimais pas cet exercice de pouvoir, de facile supériorité, simplement j’étais déjà assez marginal comme cela. Aussi ai-je rarement noté ou fait état des « perles » de mes élèves. Je préférais faire état de leur inventivité, de leur sensibilité, de leur créativité même et j’allais dire surtout lorsqu’elles ne s’exprimaient pas dans un français académique.
Ce jour-là donc, c’était en 5e, en cours d’éducation civique et nous traitions de la solidarité dans la société. J’avais apporté en document une feuille de déclaration d’impôt où figuraient les noms des « œuvres et organismes agréés » à recevoir des dons déductibles des revenus.
Je souhaitais me rendre compte de la connaissance qu’avaient les élèves des différentes associations caritatives mais aussi de leurs activités. J’espérais à partir d’exemples concrets ou de sigles entendus à la télévision ou dans les conversations les amener à réfléchir sur les divers domaines où pouvait s’exercer la solidarité.
Et leurs connaissances étaient surprenantes. Il faut dire que dans ce quartier de la Rivière Salée, le taux de bas salaires ou de chômage était élevé et que l’environnement social avait permis de classer le Collège en ZEP, en zone d’éducation prioritaire.
Aussi à mes interrogations sur les activités d’associations ou sur leurs sigles, les réponses fusaient-elles :
- – Association AVEC?
- – Evacués sanitaires sur l’Australie Monsieur.
- – ACH?
- – Pour les handicapés Monsieur.
- – ACAPA?
- – Pour les vieux.
- – Mais non toi, dis bien, pour les personnes âgées, hein Monsieur!
- – Ben oui pour les vieux, comme vous bientôt Monsieur!
Et la classe d’éclater de rire.
- – Voilà! Cassé Monsieur.
Les effets de Brice de Nice ! Chacun ses référents.
Je poursuivais donc par le Secours catholique, la Croix rouge, Saint-Vincent de Paul, les Petites sœurs des pauvres… Ils avaient réponse à tout.
- – L’Association Valentin Haüy?
Un silence et des regards interrogatifs suivirent ma question. Puis des murmures dubitatifs :
- – C’est quoi ça. Il parle de quoi. Ya pas ça.
Personne ne répondait, même pas Morane, la meilleure élève de la classe. Comme d’habitude, elle était dans son monde, un monde dont elle daignait descendre de temps en temps quand elle estimait que le sujet en valait la peine. Selon les jours, elle entreprenait cette démarche en conservant un regard rêveur qui planait au-dessus des choses et des êtres ou au contraire avec une agressivité certaine. Je faisais avec car ses remarques étaient souvent aussi pertinentes qu’impertinentes et sa soif de savoir jamais étanchée.
Personne ne parlant, c’était à elle d’intervenir. Il en allait de son statut et d’ailleurs tout le monde comptait sur elle. Morane doit savoir. Elle prit donc la parole :
– Valentin, Valentin réfléchissait-elle tout haut, cela a peut-être quelque chose à voir avec la Saint-Valentin… Ce doit être l’association qui s’occupe des personnes victimes des chagrins d’amour.
Que pouvais-je répondre, je m’évertuais à leur apprendre les vertus de la déduction, alors je lui dis :
– Vous avez certainement raison Mademoiselle, l’amour rend aveugle.
Ce texte est dédié à toutes les personnes qui oeuvrent dans l’association Valentin Haüy et en faveur des non-voyants