Mesdames et Messieurs, Chers amis,
Si je reçois cet honneur ce soir, c’est d’abord et avant tout pour rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui ont rendu possible ma présence ici. Je souhaite donc dédier cet insigne à cette longue liste d’hommes et de femmes, au premier rang desquels je place ma famille, mes parents, mon père disparu, ma mère qui, la première, m’apprit à relier les lettres aux lettres et les êtres aux êtres, mais aussi à tous ces professeurs, à tous ces auteurs, à toutes ces rencontres qui m’ont nourri, aidé, inspiré. Il est plusieurs façons de naître puis de grandir. Lire et écrire en font partie.
Je souhaite aussi dédier cette médaille à la Maison du Livre de la Nouvelle-Calédonie, ainsi qu’à cette terre qui m’a tant donné, à son peuple qui m’a toujours aimé, respecté, accueilli. Je n’oublie pas non plus tout ce que ma famille paternelle, allemande d’origine, française depuis un siècle et plus, doit à la France, celle de Verlaine et d’Hugo, celle de Waya Gorodé et de Raymond Lacroix, celle d’Apollinaire Anova et de Jean Mariotti, – pas celle des bagnes ni de l’Oubli.
Alors que je suis là debout à vous regarder, il me revient en un éclair le souvenir de mon premier livre, lu à cinq ans, d’un trait, comme un défi. Mémoires d’un âne. Vous souriez… et vous avez raison ! Il va de soi que cette lecture était, à bien des titres, prémonitoire ! Car, à vous voir résumer mon parcours, Monsieur le haut-commissaire, je ressens comme une étrange impression de dédoublement. Cette vie est-elle vraiment la mienne ? N’aurais-je pas pu la vivre autrement ? Prendre un autre chemin ? Consacrer mes forces à autre chose ou à quelqu’un ?
Oui, peut-être, mais une petite voix me souffle que cette identité, mieux cette fraternité, que j’ai tant cherchée, n’était pas dans l’affirmation de ma différence. Elle était bien dans le choix de la respiration et de l’action pour témoigner de la beauté du monde, pour que, pas à pas, l’écoute finisse par effacer le mépris.
Les mots n’ont pas ce pouvoir, nous dit-on. Cet arc de sang qu’on appelle un texte, rien ne sert de le tendre. Pourtant, certains mots volent au-devant de nous et, l’espace d’un battement de cils, nous libèrent de la misère et de la peur. Certains nous permettent de comprendre. Comprendre. Prendre avec soi jusqu’au frisson, pour pouvoir ensemble, entre la terre noire et le rêve, ouvrir les mains, voir et nous voir. Parfois, au cœur du tumulte, se crée assez de silence pour entendre ce qui n’est pas dit. Alors tout devient possible : la vie prend du sens et, de toutes parts, la lumière jaillit.
N’est-ce pas là, justement, le pari de tout art et de toute littérature : se rencontrer enfin, au bord du monde, au bord des mots, au bord des livres, pour que le savoir remplace l’ignorance et la joie du partage le goût de la domination ?
Et si mes mots ressemblent à la vie,
S’ils ont à voir avec la Justice,
S’ils ont à voir avec le bonheur,
S’ils savent semer et sourire,
Tel un navire qui sait réunir les rives,
Alors seulement, j’aurai réussi.
Je vous remercie.
Frédéric Ohlen